Certains croient que lorsqu'on entre dans la lutte politique, le but avoué ou inavoué est la conquête du pouvoir en vue de la satisfaction d'une ambition personnelle. Il est possible que cela soit le cas pour quelques-uns à l'ego démesuré mais certains se contentent comme nous d'user de la critique sociale pour conduire à un changement social par la mutation d'un état mental collectif. Voltaire, Rousseau, Hugo, Montesquieu, Montaigne et tant d'autres penseurs étaient des hommes de lettres ou de science qui ont inspiré un nouvel idéal social qui a transformé la royauté en république et la république en démocratie. La société idéale apparaît comme la somme des luttes sociales alimentées par des libres-penseurs.
On adhère à un parti ou à un organisme lorsque vos idées, votre vision de la vie, de la société, du progrès, de l'humanité y sont représentées. Mais qu'advient-il lorsque votre vision des choses est originale, authentique, c'est-à-dire non incarnée par une structure ? On crée un parti, un mouvement, une structure afin de faire triompher sa vision des choses. Marx a par exemple imaginé le communisme scientifique mais n'a jamais appliqué personnellement la dictature du prolétariat quelque part ; c'est Lénine qui l'a fait à sa place. Aujourd'hui, plus que jamais, nombreux pensent que Marx n'avait pas tort - même s'il n'avait pas totalement raison.
Pour notre part, pourquoi écrivons-nous ? D'abord pour libérer la parole bâillonnée dans notre pays car si la presse était libre, nous passerions notre temps à lire et il est plus facile de lire que de penser, que de réfléchir ou d'écrire pour édifier ses contemporains. La satisfaction d'un penseur qui combat pour une noble cause est de voir que ses idées font du chemin et prennent vie ici ou là, en dépit des résistances systémiques. Il ne suffit pas d'avoir raison pour triompher ; encore faille-t-il avoir les moyens d'amener votre idéal à la victoire. Vos idées sont comme une monture qui a besoin d'un bon cavalier pour aller là où vous voulez qu'elles aboutissent.
Lorsque les idées pénètrent doucement les esprits et deviennent des schèmes, la mutation mentale est en marche et tôt ou tard, elle finira par se traduire en faits sur le terrain. Mais même lorsque les foules renversent un système oppresseur, il faut encore qu'elles trouvent la structure la plus apte à remplir l'idéal collectif. Vous avez l'exemple de la Tunisie si vous voulez approfondir la question : la révolution de jasmin a tourné à l'absinthe, faute d'avoir préparé l'élite qui aurait pu incarner ce beau mouvement collectif. Il ne suffit pas de se préparer à renverser les dictatures ; il faut parallèlement préparer une élite adéquate qui servirait la noble cause défendue par tous.
Mon propos après cette longue digression est de disserter sur un paradoxe : celui de la croissance en Afrique comparée à la même catégorie inventée par les économistes en Europe. On se contentera de comparer deux pays, la France et le Congo - parce que je peux m'y risquer puisque le premier est mon pays d'accueil depuis plus d'un quart de siècle et l'autre est ma patrie d'origine.
Il n'y a pas un seul discours de fin d'année de monsieur Denis Sassou Nguesso où l'on ne nous brandit pas la croissance du pays tantôt à deux chiffres ou s'en rapprochant comme un indicateur de bonne santé de l'économie nationale. Seulement voilà, nous ne partageons pas cette vision de l'économie moderne car nous avons pour indicateur le bien-être de la population qui se traduit dans l'assiette, dans son aspect physique, son éducation, sa santé, la qualité de son logement et de son environnement, bref son capital bien-être individuel et collectif.
En France, avec moins de 1% de croissance, les petits Français ont tous ou presque à manger, ont bonne mine, étudient dans de bonnes écoles, mangent à la cantine et sont soignés gratuitement. Et pas que les enfants d'ailleurs. Et que penser lorsqu'on sait qu'ils sont plus de 65 millions là où nous sommes à peine quatre millions étrangers compris ? Avec cette petite croissance, toutes les routes des villes sont bitumées, il y a de l'électricité et de l'eau partout, des universités et des instituts dans toutes les grandes villes, et j'en passe. Chez nous, une grande ville comme Pointe-Noire de près de 800.000 habitants n'a même pas une seule université, là où une petite ville comme Grenoble a plusieurs universités et instituts - sans compter les centres de formation.
Au Congo, avec une croissance pouvant atteindre 8%, les marmites et les assiettes de 90% de la population congolaise sont vides ; les Congolais n'ont même pas de l'eau potable, les écoles sont en piteux état, la vie est si chère qu'on en vient à se demander si les économistes ne se sont pas trompés quelque part dans leurs analyses : comment la même croissance peut-elle générer bonheur, prospérité et bien-être collectif en France, même lorsqu'elle est faible et correspondre à une pauvreté absolue au Congo où elle est pourtant très élevée ? J
Vous pourrez me rétorquer qu'il y a d'un côté un pays démocratique et développé, le développement étant souvent favorisé par le fait démocratique, et, de l'autre, au Congo-Brazzaville, la pire des dictatures du monde avec à sa tête un homme qui disperse à tous les vents le denier de son pays comme s'il avait perdu la mesure des choses. Y a-t-il des surhommes d'un côté et des sous-hommes de l'autre ? Non ! Tout est dans la conception du système, du processeur social qui a mis en avant les droits et les devoirs de tous ici, et qui les dilapide là. Si d'un côté, on conçoit le capitalisme comme un outil de progrès social, l'Etat veillant à ce que chacun contribue selon ses revenus au bien-être collectif, de l'autre, l'Etat a été privatisé et complètement déconnecté des exigences du peuple. Les pays développés n'ont pas seulement une mentalité qui garantit par la loi les droits et les devoirs de tous mais ils vont chercher dans vos poches l'argent nécessaire au bien-être de tous : faites des affaires mais vous payerez des impôts, des taxes et on vous obligera à payer des salaires décents ainsi qu'à investir une partie de vos bénéfices sur place. Quant aux actionnaires, ils vont aussi payer quand ils reçoivent leur part du bénéfice. L'Etat jugule donc dans les pays développés le capitalisme le plus concurrentiel qui aspire au libéralisme et c'est à ce niveau que Marx n'a pas totalement raison.
Au Congo, il y a peut-être 8 ou 10% de croissance mais toute cette croissance ne sert pas le pays à bon escient. Le système économique n'est pas bâti sur un mode d'exploitation et de production industrielles mais sur une économie de rente qui ne profite qu'à une caste depuis plus de cinquante ans.
Vous avez compris qu'il faut changer quelque chose pour que la croissance signifie la même chose chez nous et en France. A moins qu'il s'agisse d'une façon différente d'exploiter socialement la croissance ici et là. Quand votre économie est tenu à 90% par des étrangers, votre pays est pillé puisque tout l'argent qu'on y engrange est destiné à sortir. Il faudra changer cette façon de faire et ce n'est pas parce que nous le disons qu'il nous revient de le faire mais quoi qu'il en soit, il faudra une nouvelle élite politique patriote au Congo pour que les choses changent. Sassou et les membres de son clan ne sont pas tout simplement à la hauteur des enjeux.
Le Congo est la terre du kimuntu où l'homme valait mieux que tout l'or du monde puisqu'il était le bien absolu, l'expression de la richesse la plus noble. Vous pouvez ou ne pas me croire mais vous devez savoir que la plume de l'oiseau quetzal valait plus que l'or chez les Incas qui s'étonnaient de voir les Espagnols si préoccupés d'amasser de l'or et de tuer pour cela.
Il s'agit, pour nous Bantus, de replacer l'Homme collectif au centre de l'échiquier politique. En Europe, ils sont pourtant plus individualistes que nous mais pourquoi ça se passe mieux chez eux ? Parce qu'ils respectent plus la vie et la condition humaines dans leurs sociétés que nous ne le faisons et l'Etat se charge d'en imposer à tous pour que le niveau de vie global soit digne des homo sapiens sapiens que nous sommes.