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25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 13:28


Il était une fois, un village dans lequel vivaient deux infirmes : L'un était aveugle appelé Itsatsambi et l'autre n'avait pas de pieds qu’on dénommait Ngaranza. La vie n'était pas facile pour les deux. L'aveugle ne pouvait rien faire par lui-même sans qu'on ne le guidât. Nous pouvons toujours essayer de  jouer à l'aveugle un jour, et, bonjour les dégâts ! Certes, connaissait-il par expérience la maison dans laquelle il vivait mais il lui fallait tâtonner avant de trouver la sortie ou de prendre quelque chose. L'homme sans pieds pouvait utiliser ses mains, mais il devait être porté pour se déplacer sur des longues distances. Comme il était assez costaud, il fallait être très fort pour le porter. 

Une grande épidémie ravagea le village qui épargna curieusement les deux hommes mais leurs deux familles furent décimées. Il n’y avait plus personne pour leur venir en aide. Imaginez leur situation déjà qu’on s’était lassé de leur apporter assistance ! Ils étaient en quelque sorte des adultes-enfants qui ne pouvaient se passer des autres dans leurs tâches quotidiennes.  Le fléau qui s’était abattu sur leur village provoqua la fuite des villageois vers des cieux plus cléments. Ils furent abandonnés à leur triste sort. 

L'aveugle était un homme très robuste, comme si la nature avait voulu compenser sa cécité par la force physique. Un jour, il eut la présence d'esprit de proposer ce qui suit à l'homme sans pieds :

 « Mon cher frère, nous avons tous les deux été punis par le destin. Moi, il m'a refusé la vue et toi, il t'a privé de tes pieds. Comme tu peux le constater, ce que je n'ai pas, tu le possèdes et vice-versa. Pourquoi ne pas nous unir pour devenir une seule personne ? Je te porterai sur mes épaules et toi tu me guideras. En somme, je t'offrirai mes pieds et toi, tu m'offriras tes yeux. Ainsi, apportant à l’un ce qui manque à l’autre, unis par le portage, nous deviendrons un seul homme en deux.

- Comme la nature est prévenante ! C’est d’un homme qui n’a pas de vue que vient pareil trait de génie. Il y a donc une force qui veut notre survie sinon comment expliquer le miracle d’une telle proposition ? Après le malheur qui vient de frapper nos deux familles, nous sommes en quelque sorte forcés de nous montrer solidaires car, autrement, ce serait un suicide. J’accepte de devenir tes yeux comme tu consens à devenir mes pieds ; et comme l’un ne peut subsister sans l’autre, nous partagerons tout de nos joies et de nos peines.» 

L'homme sans pieds se réjouit de cette idée lumineuse qu'avait eue l'aveugle. Il s'installa sur les épaules de celui-ci, en pesant de tout son poids, et ils se mirent alors à voyager ici et là, mendiant leur pitance quotidienne et tout ce dont ils avaient besoin. 

Au début tout se passa merveilleusement bien. L’homme sans pieds mendiait en disant : 

 « Ayez pitié d’un aveugle et d’un homme sans pieds ! Faites charité ! Craignez les puissances du destin qui vous ont fait grâce de ne pas être à notre place. Qui d’entre vous peut dire qu’il savait qu’il naîtrait normalement constitué ? Aidez deux hommes de votre espèce qui ne peuvent subvenir à leurs propres besoins ; nous ne pouvons nous adonner ni à la chasse, ni à la pêche, déjà que nous n’avons nulle part où nous protéger de la pluie. Soyez bons, car même l’animal  est bon pour son semblable. Un lion ne laisse-t-il pas à son frère le plaisir de goûter au buffle qu’il a chassé ? Hommes, faites charité à vos semblables !»   

  Et les cœurs, devant cette solidarité des corps et des esprits, s'apitoyaient, et les mains se tendaient. On leur donnait des ignames, des bananes,  de la viande, et tout ce que les ventres n’avaient pu manger la veille. Des hommes riches leur donnaient même de beaux habits. Dans tous les villages où ils passaient, la compassion germait dans les âmes et multipliait les gestes de bonté. Ainsi s’en allait la vie de Ngaranza et d’Itsatsambi.

Mais un jour, prenant conscience de tout ce que la mansuétude des hommes pouvait leur offrir, l'homme sans pieds fut traversé dans son esprit par une bien vilaine idée. Il se dit :

« A présent que je suis un homme comblé débarrassé des problèmes de locomotion, je mène une vie normale dans le meilleur des mondes. L'aveugle, véritable portefaix professionnel, me porte comme un esclave porterait son maître. Grâce au ciel, c'est lui qui trime en me portant sur ses épaules ; et quand je pète, il reçoit le pet en plein visage. Je vois la peine inscrite sur son visage déformé par la douleur chaque fois qu’on escalade ou descend une montagne. Comme le pauvre transpire à grosses gouttes et trébuche à tout moment ! En fait, il ne voit pas et ne verra jamais ; béni suis-je à jamais par les dieux qui m’ont élu maître et guide d’un homme dont l’infortune serait immense si je n’étais pas là. En vérité, je lui rends plus service avec mes yeux que lui avec ses pieds. Un pied vaut-il un bon œil ? Itsatsambi n’est qu’un animal qui sent les choses plus qu’il ne les conçoit. Jamais il ne s’émerveillera devant un beau visage de femme, pas plus qu’il ne saura voir un bon morceau de biche bien rôti. Quelle importance si l’habit qu’il porte est magnifiquement brodé ou non ? Pourquoi devrais-je tout diviser avec lui de moitié puisqu'il ne se rend compte de rien ? Désormais je prendrai les bonnes choses et je lui laisserai les mauvaises ; à moi les beaux habits, à moi les bons mets et à lui les défroques et les miettes.  N’est- il pas l’esclave et moi le maître selon la volonté même du ciel ?  »

 

L'homme sans pieds se mit alors à duper l’aveugle. Il prenait les meilleures portions de nourriture qu'on leur servait. Quand on leur donnait des vêtements, l'homme sans pieds choisissait les bons et laissait les loques et les défroques à l'aveugle. L’aveugle devint maigre de ces mauvais traitements tandis que l’homme sans point prenait de l’embonpoint et devint de plus en plus lourd à porter. Et l’aveugle dans son sort misérable ne se doutait de rien puisque tout se passait à l’abri du moindre regard. L’homme hypocrite qu’il portait sur ses épaules se disait dans son coeur :

« au fond, mon destin n’est pas si triste. Je suis un homme comblé car je n’ai pas à souffrir pour réaliser mes désirs et assurer ma survie. Que les dieux et tous les esprits soient loués ! » 

Un jour, un homme pieux leur donna un poulet rôti bien assaisonné et leur tint ce langage :

« Je vous bénis, ô vous qui faites honneur à la vie et à la race humaine où l’égoïsme grandit à la vitesse de l’urgence quotidienne. Il y a en vous quelque chose de plus grand que la vie même et que je ne saurais définir. A quoi me sert de manger si cela n’exprime rien d’aussi grand que le partage ? Tenez, prenez et mangez. Vos vies sont un enseignement plus grand que le mien ; elles dépassent même toutes les sagesses individuelles du monde. »

Ils remercièrent le pieux personnage et s’éloignèrent comme à l’accoutumée à la recherche d’un endroit tranquille pour dîner loin des regards. 

 Ngaranza, devant l’appétissant poulet,  décida qu'il n'avait pas à partager un tel délice avec Itsatsambi. Sa gloutonnerie doublée de son égoïsme ne le permettait pas. Quoi ! Partager un tel régal ? Une fois encore, il ne le pouvait pas. Le saint n’avait pas prononcé le nom  « poulet »; l’aveugle ne pouvait donc pas savoir ce qu’ils allaient manger. Avec un peu de chance, ils recevraient peut-être quelque vulgaire aliment que l’homme sans pieds se ferait le plaisir de remettre à l’aveugle, - son esclave qui, en fait, n’avait plus droit aux bonnes choses, depuis son nouvel état d’esprit. La nature ne l’avait-il pas privé de la joie de voir les splendeurs du monde ? Qu’importait à l’aveugle ce qu’il mangeait s’il ne pouvait le voir ?

 

Ils marchèrent longtemps sans que quelqu’un ne leur donnât une petite banane ou une cuillère de riz à manger et, fatigués d’avoir trop marché, s'arrêtèrent au bord de la route, loin des yeux indiscrets. L'homme sans pieds alluma un feu et aperçut un crapaud mort dont l'abdomen était enflé. Il le ramassa, le fit cuire au feu, avant de le donner au pauvre aveugle en disant :

« Tiens mon ami. C'est ta part de repas pour aujourd'hui. J'en ai une pareille. Il n’y a pas grand’ chose à se mettre sous la dent. Heureusement que le sage de la forêt nous a  fait don. Les hommes deviennent de plus en plus méchants. Il ne nous restera bientôt plus qu’à mourir si ça continue. »

Ngaranza, l'homme sans pieds, se mit alors à déguster le délicieux poulet rôti que l'homme pieux leur avait donné, en souriant, goguenard.

 

L'homme atteint de cécité porta la grenouille à la bouche et s'offusqua de la mauvaise odeur de ce qu’il allait manger. Jamais pareille odeur putride n’avait effleuré ses  narines. Aussi loin qu’il se souvienne, les hommes n’avaient été aussi odieux avec eux que ce jour. 

 

«  Frère, pourquoi ce que nous mangeons aujourd'hui pue-t-il tant ? demanda l'aveugle.

-Mon ami, tu sais que les hommes deviennent de plus en plus méchants et de plus en plus égoïstes. Moi aussi, je mange la même chose, répondit calmement l'homme sans pieds. Mange et prends des forces. Vois, la nuit va tomber. Il faudra ensuite du repos. Demain, la route sera longue. Cette vie d’errance commence à me dégoûter. Passer sa vie à mendier sa pitance quotidienne est humiliant. Hélas, que faire quand la nature vous réduit à quémander votre nourriture, à vivre aux dépens d’autrui ? Tous les jours, j’ai conscience de ta souffrance de portefaix mais que faire ? Je ne puis me substituer à toi pour te donner un peu de repos. Ainsi le veut le destin que tu me portes et que je te guide. Peut-être qu’un jour, le ciel aura pitié de nous et cette vie de vagabondage s’arrêtera. Ne te fie pas à l’odeur ; le goût n’y dépend pas. De toute façon, le ventre n’a point de nez. Fais comme moi. Imagine que tu manges en ce moment le mets le plus délicieux de la terre et le tour sera joué. Moi, je me motive en imaginant que je mange à l'instant même un gros poulet rôti.

-Merci pour ton réconfort, Ngaranza. Que serais-je devenu sans toi ? Je vais manger le peu que le sage nous a donné et dormir. »

 

L'aveugle mordit dans l'abdomen du crapaud. Un liquide verdâtre gicla et l’atteignit aux yeux. Au début, il ressentit comme une brûlure  qui le poussa à se frotter les paupières. Ses yeux larmoyèrent ; il les essuya du revers de la main et essaya  de les maintenir ouverts comme à l'accoutumée. Il lui sembla que la lumière l'agressait et qu'il percevait des formes verticales. Il eut peur. Par curiosité, il écarquilla les yeux davantage et vit un homme qui lui parut une étrange créature sous la lueur du feu. Ce fut un vrai moment magique quand pour la première fois de son existence, il se vit lui-même. Il se trouva si abominable, si affreux qu'il douta que ce corps crasseux fût bien le sien. Quoique ne connaissant rien à la beauté, il comprit tout de suite que l'homme qui se trouvait devant lui avait meilleure mine et semblait apprécier ce qu’il mangeait.

 Que se passait-il ? Assailli par des sensations inconnues jusque-là, Itsatsambi devina ce qui s’était passé. Ô miracle ! Il voyait ! Il voyait ! Quelle était donc cette magie, ce miracle qui lui avait donné la vue ? Que vit-il ? L'homme sans pieds dévorant allègrement un poulet rôti dodu, et lui, tenant une grenouille pourrie entre les mains.

La précision de sa vue augmentant, Itsatsambi constata qu'il était vêtu de guenilles tandis que celui qu'il portait sur ses épaules avait de magnifiques habits. Il s'arrêta de manger et s'écria :

« Ah frère, c'est donc ainsi que tu agis ? Tu te réserves la bonne nourriture et tu me donnes ce qui est pourri ! Ah, quelle ingratitude ! Jamais je n’aurais pu t’imaginer capable d’autant d’hypocrisie. »

L'homme sans pieds, continuant tranquillement à dévorer son poulet, lui dit : 

«  Frère, que se passe-t-il ? Comment peux-tu dire que j'ai une meilleure nourriture que la tienne, toi qui n'es qu'un pauvre aveugle que je guide ?

-Il me semble que nous ne mangeons pas la même chose, mon frère, insista l’aveugle.

-Ecoute, nous mangeons la même chose. Pour pouvoir en juger, il te manque hélas la vertu de la vue. Je jure qu’il ne se passe pas un jour que Dieu a créé sans que toi et moi partagions les mêmes douleurs et les mêmes repas. Je suis ton frère. Ce que je mange, c’est ce que tu manges. N’oublie pas que j’aurais pu être à ta place et toi à la mienne. Mange, Itsatsambi et dors ; tu en as bien besoin pour récupérer tes forces.

_ Prétendrais-tu aussi que nous sommes habillés de la même façon ?

L’homme sans pieds s’arrêta un instant de mordre dans la chair tendre du poulet rôti et dit :

-Tu parles comme un insensé, Itsatsambi. Holà ! Que mon âme ait pitié d’un pauvre aveugle qui ne voit pas ce qu’il dit. Si tu pouvais voir, mon frère, tu verrais mes guenilles déchirées et tu comprendrais qu’il vaut mieux parfois être un aveugle car la vie est plus facile quand on ne la voit pas et quand l’on ignore sa condition. Il y a tellement d’horribles injustices qu’il vaut mieux les ignorer en ne les voyant pas car elles empliraient notre coeur de révolte et du dégoût de vivre.

-Ne mangerais-tu pas par hasard un poulet, mon ami ? S’enquit l’aveugle. Je sens l’odeur du poulet et mon nez ne me trahit jamais.

-Tu commences à devenir fou, mon pauvre aveugle. Tu crois voir par le nez mais tu ne le peux et je te plains, mon ami. Cette odeur qui te colle aux narines est purement imaginaire. Depuis quand le nez est-il plus fiable que l’œil ? Si seulement tu pouvais voir en cet instant, je suis sûr que tu aurais plus de respect pour celui qui te guide, ô pauvre aveugle ! Cela devient de plus en plus pénible de te supporter. Mes yeux doivent endurer toutes les secondes le spectacle de ta laideur car tu n’es pas beau, misérable  aveugle. Si tu savais combien je maudis le ciel de m’obliger à partager la vie d’un homme qui ne voit les choses qu’à travers mes yeux. De nous deux, c’est moi qui apporte le plus, pauvre aveugle.

- Moi, un pauvre aveugle ? C’était le cas avant le repas de ce soir car à l’instant où je te parle, les choses sont bien différentes. Eh bien, sache que je vois à présent, grâce à la grenouille que tu m'as fait manger. Quand j’ai percé l’abdomen avec les dents, un liquide verdâtre y a giclé qui m’a donné la vue. Oui, je vois, tes beaux habits dorés et mes guenilles. Aujourd'hui, le mal que tu m’as fait s'est transformé en bien. Je vois ! Malgré la nuit qui tombe, les étoiles du ciel me paraissent des rubis. Je vois ! Qu’importe ces défroques que je vais bientôt ôter ? Je vois. Je te vois et je peux même te toucher ! Je vois ton menton lisse et ma barbe broussailleuse. Je vois ! Je vois les flammes du feu qui pétillent et saluent le ciel. Je peux te remercier de m’avoir permis d’obtenir ce que personne au monde ne pouvait me donner. Je peux louer Dieu car désormais, mes yeux contempleront les splendeurs de sa création. Les hommes ne seront plus que des voix ; je les verrai et je les toucherai. J’étais un vagabond, me voilà homme à cent pour cent. Je portais un égoïste sur mes épaules, croulant sous son poids, par monts et par vaux. A présent, je n’aurai qu’à me porter moi-même, le fardeau le plus léger qui soit et je n’aurai plus à mendier ma nourriture car je pourrai travailler avec les autres  adultes. Comme tu peux le constater, je n'ai plus besoin de toi. Si tu m’avais donné juste une aile de ton poulet, rien n’aurait changé pour moi jusqu’à la fin de mes jours. J’ai perdu un repas, j’ai gagné la vue ! On ne peut voir Dieu mais sa justice est palpable. Ainsi le veut ma vue, que nos chemins se séparent et que plus jamais je n’entende parler de toi !

- Non, ne m'abandonne pas, mon ami ! Nous avons beaucoup de souvenirs et de choses en commun. Souviens-toi que nous venons du même village et qu’une étrange épidémie a emporté nos deux familles. Je n’ai plus que toi devant les vivants et les morts. Que vais-je devenir seul au milieu de cette route peu fréquentée ? J’ai été méchant envers toi mais le ciel t’a voulu du bien. Je me repens du mal que je t’ai fait. Pitié ! Vois, la nuit va tomber avec tous ses dangers et sois bon. Porte-moi jusqu'à un village et ensuite, tu pourras t'en aller. Ce n’est qu’aujourd’hui que cette bien vilaine idée de te tromper m’a été soufflé par un très mauvais démon. Pitié, mon ami !

- Tu n'es pas mon ami, Ngaranza ; tu n’es même pas ton propre ami car tu as réussi à te faire du mal, toi-même. Tu aurais pu me tuer en me faisant manger un aliment vénéneux. Tu n’as pas eu la moindre poussière de pitié pour un homme qui t’a porté pendant dix longues années, qu’il pleuve ou qu’il vente, sur terre, dans l’eau, dans la boue, sur des routes pierreuses ou escarpées, de jour comme de nuit, même quand la maladie le tenaillait. Je te laisse à ton destin. Dieu a fait retomber ton mal sur toi-même. Voir est comme une nouvelle naissance pour moi ; tout un univers naît à mes yeux. Le monde n’existait que dans mon imagination ; à présent, c’est une réalité vivante, concrète, visible, tangible, qui m'apporte des émotions nouvelles. Je n’aurai plus connaissance des choses par le simple toucher ou par ton regard qui ne me disait certainement pas la vérité. Elles pourront désormais exister par elles-mêmes car je peux dès l’instant où j’ai accédé à la vue, les voir. Il vaut mieux voir les laideurs du monde pour les prévenir. Combien de fois m’as-tu dupé en mangeant les meilleures parts de ce que les hommes nous donnaient ? Tu as longtemps profité de mon infirmité. Je te laisse à ton sort. Adieu, Ngaranza.

-Non, mon ami, ne m’abandonne pas, s’il te plaît, implora Ngaranza. Aie pitié de moi !

-La pitié ? Sais-tu ce que c’est pour que je te l’impute à justice ? » 

Itsatsambi se leva et s'en alla, en dépit des supplications de l'homme sans jambes et sans pieds. Une nouvelle vie l’attendait et il était pressé d’aller la rejoindre. Il marcha longtemps quand il vit un homme devant un feu qui lui demanda :

« Itsatsambi, qu’as-tu fait de Ngaranza ? Vous étiez aussi inséparables que les pieds et les yeux. Te voir tout seul à cette heure avancée m’étonne assez.

-Suis-je l’esclave de Ngaranza pour toujours le porter sur mes épaules ? Répondit Itsatsambi.

-A ce que je vois, te voilà capable de te passer de celui qui te servait d’yeux. Par quel miracle as-tu recouvert la vue ? N’étais-tu pas un aveugle de naissance ?

-Me reprocherais-tu le don de la vue, celle-là même qui te permet de voir l'homme à qui tu parles en ce moment ? Quel mal y a-t-il à voir ? 

-Aucun. Mais il y en a un à abandonner un homme sans défense au milieu de la nuit, un homme incapable de courir.

-Qui êtes-vous pour juger de ma conduite ?

-Je suis l’homme qui vous a donné le poulet que Ngaranza a mangé tout seul, te donnant un crapaud à dîner qui t’a doté de la vue. As-tu besoin de te venger d’un homme qui ne pourra plus te faire de mal ? Que t’apporte la vengeance si elle te rend plus méchant que Ngaranza, Itsatsambi ?

-Soit, rien.

-Sache que si Ngaranza meurt ce soir ta vue mourra avec lui car c’est en quelque sorte lui qui te l’a offerte. Aussi, je te conseille de retourner sur tes pas pendant qu’il est encore temps. On ne rend pas le mal pour le bien. »

    Et le sage de la forêt disparut après avoir parlé à Itsatsambi qui crut rêver mais le feu qui luisait dans la nuit témoignait qu’il n’en était pas le cas. Itsatsambi fit volte-face et courut chercher Ngaranza avant qu’il ne lui arrivât quelque chose de dramatique.

Puis vint la nuit. Et avec elle, l’heure où les animaux sauvages chassent dans l’ombre. Dans sa solitude, Ngaranza dormait à côté du feu quand il fut réveillé par des rugissements féroces.  Il essaya de se mouvoir mais s’essouffla bientôt,  les deux mains écorchées par l’effort qu’il avait fait. Et il pleura comme un enfant abandonné par sa mère, et il pleura comme s’il avait sentit l’odeur de la mort. Dans la nuit, les félins furent d’abord des yeux étincelant de cruauté. Quand l’homme sans pieds vit la horde des lions énormes, il crut que sa fin était arrivée. Il cria d'une voix qui déchira la quiétude de la nuit prenant son droit de noirceur. Hélas, seul l'écho fut la réponse de l'infini. De désespoir, il pleura et pleura encore, se disant que le ciel apitoyé pouvait peut-être lui venir en aide. Cependant, le destin restait cruel et le ciel demeura un vaste ensemble de nuages noirs criblés d’autant d’yeux que d’étoiles. Ce fut le moment de sa vie où il sentit la solitude peser comme une tonne de pierres.

     Le roi des lions, d’une voix rauque, dit à ses pairs : « Regardez, c’est Ngaranza abandonné par Itsatsambi qui s’est rendu compte qu’il le brimait en biens et en vivres. A cette heure où nous avons festoyé de deux buffles, il est inutile de le tuer car la mort serait pour lui délivrance. Il faut qu’il paye ce qu’il a fait à un brave homme qui le portait. Je crois qu’il nous faut seulement lui ôter la vue afin qu’il comprenne ce que c’est d’être aveugle. Que l’un d’entre vous lui arrache vite les deux yeux car je sens une présence humaine qui arrive à pleines jambes. Je parie qu’il s’agit d’Itsatsambi revenu sur sa décision de laisser Ngaranza tout seul. »

 D’un coup de patte, un lion lui arracha les deux yeux. Accablé par la douleur, il s’efforça de crier plus haut que les lions qui rugissaient. Il fut plongé dans la nuit de la cécité, celle qui fait que même le jour est nuit. Il avança dans le noir et tomba dans le feu. Il cria à se fendre la voix :

  « A moi ! Au secours ! Que la pitié me vienne en aide ! »

Hélas, personne ne pouvait le délivrer de cette situation terrible où l’épouvante était sa seule compagne.

 Les lions s’en allèrent et laissèrent Ngaranza seul dans sa nuit totale.


Au loin, Itsatsambi entendit les cris saillants de Ngaranza dévoré par la douleur. Il courut de plus en plus vite et pria pour arriver encore à temps...

« Ngaranza ! Ngaranza !

-Je suis là. Un lion m’a ôté les deux yeux. Je ne vois plus rien.

-Je ne te vois pas parce que le feu est éteint. Tiens bon j’arrive. Je n’aurais pas dû te laisser tout seul ; pardonne ma colère aveugle.

-Je te comprends et pense que tu n’as pas tort.

-Je t’ai trouvé grâce au  son de ta voix. Je vais arrêter l’hémorragie de tes yeux avec un tissu. Demain, au lever du jour, on te soignera.

-Hélas, on ne me rendra pas ma vue. Tout se passe comme si tu as pris ma place et toi la mienne.

-Ne t’en fais pas. Tant que je vivrai, je serai toujours là pour toi ; ne suis pas assez fort pour travailler pour deux et même  plus ? Rassure-toi, tu n’es pas tout seul ; ton frère est là. »

« Quand le mal accouche du bien, il n’y a plus de place pour la vengeance. »

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