Genève, correspondance. Depuis janvier 2012, le parquet fédéral suisse enquête dans la plus grande discrétion sur des marchés pétroliers remportés, il y a trois ans, par le groupe Gunvor au Congo-Brazzaville. Cette procédure, ouverte pour soupçons de blanchiment d'argent, est pour l'instant dirigée contre "inconnu". Mais, pour le quatrième trader privé au monde – fondé en 1997 par le Russo-Finlandais Guennadi Timtchenko, un ancien camarade du président Vladimir Poutine –, les conséquences sont encore imprévisibles.
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A Genève, deux comptes, crédités chacun de près de 15 millions de dollars (11,5 millions d'euros), ont été gelés à la Clariden Leu, un établissement absorbé fin 2011 par le Crédit suisse. Ouverts au nom de sociétés offshore, leurs bénéficiaires sont Jean-Marc Henry, un Français au profil opaque qui a ses entrées au Congo-Brazzaville, et Maxime Gandzion, homme d'affaire gabonais de 59 ans, ancien d'Elf-Gabon, ex-conseiller du président Omar Bongo et proche du président congolais Denis Sassou Nguesso.
Ces deux intermédiaires ont été rémunérés pour avoir permis à Gunvor de "lever", entre 2010 et 2012, vingt cargaisons de brut (plus de 18 millions de barils), un marché de plus de 2 milliards de dollars. Les enquêteurs suisses recherchent d'éventuels paiements faits à des dignitaires congolais. Ils veulent aussi savoir si M. Gandzion peut être qualifié d'agent de l'Etat congolais, ce qui confirmerait la corruption.
OUVRIR LES PORTES DU CONGO-BRAZZAVILLE
Le Monde a pu reconstituer un pan entier de cette embarrassante affaire, en particulier la manière dont Gunvor veut aujourd'hui faire porter la totalité de la faute à l'un de ses anciens employés.
Cet ancien business developer du département Afrique, dont la fonction était de prospecter de nouveaux marchés, a été licencié en juillet 2012. Il s'était chargé d'ouvrir les portes du Congo-Brazzaville. En novembre 2012, Gunvor a déposé contre lui une plainte pour escroquerie auprès du parquet fédéral, entraînant une mise en examen. Une procédure distincte de celle pour blanchiment. En mars, il a contre-attaqué en déposant une plainte pour dénonciation calomnieuse, estimant que Gunvor cherchait à faire diversion en s'attaquant à lui.
Le géant des négoces l'accuse d'avoir agi seul pour rémunérer les intermédiaires, alors qu'il n'avait pas la signature sur ce type de contrat, et d'avoir touché, de l'un d'entre eux, une rétrocommission de plus de 6 millions de dollars.
Une partie de cette version résiste mal à l'épreuve des faits. Le Monde a pu consulter deux procurations datées du 12 décembre 2011 signées par deux hauts cadres de la société. On y lit que "Gunvor International BV, Amsterdam, ratifie, approuve et confirme" le fait que l'employé avait reçu le pouvoir pour signer les contrats de commission. D'abord en juin 2010 avec Petrolia E&P SA, la société offshore de Maxime Gandzion, puis en novembre 2010 avec Armada Trading, celle de Jean-Marc Henry, et que "cela a la même valeur que si le contrat avait été signé par deux signataires autorisés".
"INFORMATIONS LACUNAIRES ET TROMPEUSES"
C'est la banque Clariden Leu, tout juste intégrée au Crédit suisse, qui a été la première, fin 2011, à s'alarmer du fait qu'un business developer ait pu signer les contrats à l'origine des paiements. Ce dernier se tourne alors vers sa direction et obtient les procurations. Malgré cela, la banque signale le cas auprès du MROS (le bureau anti-blanchiment), ce qui enclenche une enquête des autorités fédérales.
Interrogé par Le Monde, Gunvor s'en tient à la thèse de l'employé félon qui l'aurait trompé, faisant valoir par écrit que "les contrats ont été signés par l'ex-employé en contravention aux procédures applicables en matière de pouvoirs de signature ", et que "c'est à sa demande expresse, sur la base d'informations lacunaires et trompeuses, que Gunvor a octroyé a posteriori un pouvoir de ratification, confirmant la signature unique de l'ex-employé".
Dès juin 2010, le service financier de Gunvor ainsi que son service de compliance avaient pourtant avalisé le paiement de dizaine de millions de dollars sur les comptes des intermédiaires à Genève.
Quant à la commission touchée par l'ancien business developer, ce dernier avait, dès janvier 2012, expliqué au procureur fédéral qu'elle provenait d'un marché de bateaux fluviaux au Congo, et qu'il était en droit de la toucher. Ces faits étaient alors connus de Gunvor, qui a attendu quelques mois pourporter plainte. "Afin d'attendre les conclusions de son enquête interne", rétorque la société.
SIX PRÉFINANCEMENTS DE PLUS DE 125 MILLIONS DE DOLLARS
Pour le géant du trading, l'affaire du Congo-Brazzaville est particulièrement sensible. En 2007, Gunvor qui exporte alors près d'un tiers du pétrole russe, se lance à la conquête de l'Afrique, avec une équipe de traders fraîchement débauchée chez leur concurrent Addax. Parmi eux, le business developer qui est envoyé au front.
Il active un premier réseau avec Joseph Olenga Nkoy, ancien ministre des transports du Congo-Kinshasa (RDC), un proche de Denis Christel dit "Kiki", le fils de Sassou Nguesso. Mais rien ne se concrétise.
Jean-Pierre Bemba, l'ancien vice-président de la RDC, entre ensuite en scène. Sa sœur, qui habite Genève, est reçue dans les bureaux de Gunvor. Alors exilé à Bruxelles, M. Bemba, qui a toujours été proche des Sassou Nguesso, promet de débloquer le dossier. Le 24 mai 2008, il est arrêté par la Cour pénale internationale (CPI) et inculpé pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis par son armée, le Mouvement de libération du Congo (MLC), en République centrafricaine en 2002 et 2003.
Certaines sources expliquent que les contacts de M. Bemba avec la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC) et les Sassou Nguesso n'ont rien donné. Un proche du dossier raconte que l'accord était à bout touchant quand Jean-Pierre Bemba a été arrêté, faisant tout capoter. Contacté via son avocat, ce dernier qui attend toujours d'être jugé à La Haye, n'a pas donné suite aux demandes du Monde.
Après ce premier échec, Gunvor attendra un an pour constituer un nouveau réseau : celui de MM. Henry et Gandzion. Toutes les forces sont mises dans la bataille. En 2009, Guennadi Timtchenko, l'ancien proche de Vladimir Poutine, et Torbjörn Tornqvist, les deux actionnaires de Gunvor, rencontrent le président Sassou Nguesso.
Bien plus qu'à l'occasion d'un simple "deal" de pétrole, Gunvor propose d'ouvrir les portes de la Russie. Avec, à la clé, des accords de coopération et, surtout, selon nos informations, six préfinancements de plus de 125 millions de dollars chacun octroyés par la BNP Paribas à Genève.
L'Etat congolais se voit ainsi accorder un prêt de 750 millions de dollars, gagé sur le pétrole. Les préfinancements sont adossés à des projets d'investissement, dans les infrastructures portuaires notamment. "Les opérations de préfinancement sur des matières premières entre pays émergents manquant de liquidité et sociétés de négoce sont courantes et ne prêtent pas le flanc à la critique", répond la société Gunvor
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Pour qui connaît le Congo-Brazzaville, l'un des "Etats les plus corrompus et corrupteurs de la planète", comme l'explique le bloggeur Serge Berrebi, fin connaisseur de la région, ce type de montage a jusqu'ici surtout permis au clan des Sassou Nguesso de s'enrichir encore davantage.
L'amitié russo-congolaise est en tout cas scellée. Le 13 novembre 2012, une délégation, avec à sa tête le dictateur congolais, est reçue à Moscou par Vladimir Poutine pour discuter des questions énergétiques. L'album photo a été mis en ligne sur Internet. On y voit Maxime Gandzion, l'intermédiaire dont le compte est bloqué à Genève, serrer la main du président russe.